Sujet longtemps délaissé par les entreprises, l’ergonomie semble opérer son grand retour sur le devant de la scène. On parle d’un siège, d’une souris et même aujourd’hui d’un espace ou d’un éclairage ergonomique. Comment l’expliquer ?
L’ergonomie est effectivement un terme polysémique et équivoque. Il est nécessaire de distinguer d’un côté le conseil en ergonomie, seul vecteur capable de faire le lien entre la performance et la santé, de l’autre usage plus restrictif de l’adjectif ergonomique et souvent abusif qu’en fait le commerce de matériel dit « ergonomique ». Aujourd’hui le terme constitue d’abord un argument commercial pour vendre des produits. Nous sommes pris dans un mouvement qui consiste à fantasmer qu’un « objet ergonomique » est par essence intelligent, pensé et conçu pour faciliter la vie, améliorer le confort et la santé. Le terme ferait fonction de label qui permettrait de sécuriser l’investissement. C’est probablement regrettable, mais il n’en est rien.
Un objet est-il réellement meilleur lorsqu’il est ergonomique ?
Si les fabricants osent commercialiser un siège de bureau sans cet adjectif, ils prennent le risque de le vendre moins cher et d’en vendre moins. Dans le même temps, le siège le plus onéreux est loin d’être le plus confortable. Utiliser ce terme est finalement un artifice commercial qui séduit les pressés par le temps et les novices.
À quel risque s’expose l’entreprise qui s’en tient à cette façon de penser ?
Le plus grand risque consiste à découvrir plus tard une épidémie d’absentéisme, de TMS, de lombalgie voire de burn-out. La décision d’achat d’un matériel « ergonomique » reviendrait finalement à mettre la poussière sous le tapis. Le collaborateur, qui aurait bénéficié de cet investissement qualifié d’ergonomique, verrait l’expression de sa douleur devenir illégitime. Il se plaint tout le temps, il n’est jamais content, on lui achète une super chaise et il ne sait même pas s’en servir. Il faut tout de même reconnaître que la formation aux réglages des éléments du poste de travail reste très peu répandue. Le travail est un objet complexe qui constitue le poumon de l’entreprise tenant à la mobilisation des ressources et à la production de la performance. L’expression de la douleur est un signal à saisir comme le fait que le travail va mal ! Il devient alors urgent de le mettre sous observation et d’agir collectivement pour lui redonner un équilibre vertueux. La ressource humaine au sein des entreprises constitue le gisement de connaissances encore en attente d’être valorisé.
Le télétravail a-t-il rebattu les cartes de ces usages ?
L’habitat comme lieu de travail existe depuis toujours, les professions libérales, les enseignants ont toujours travaillé à leur domicile. Pour le conseil en ergonomie c’est une réalité qui a toujours existé. Elle s’est simplement massivement répandue, surprenant parmi les managers qui sont encore convaincus que le travail se réalise seulement sous leurs yeux. Les ergonomes consultants agissent selon les mêmes principes d’action presque séculaires, seuls le milieu, les contextes de production, les salariés observés changent. Cette mode révélera très probablement des opportunités de délocalisation que nous aurons tous à regretter. Néanmoins, au moins deux vertus ont émergé, d’une part le travail comporte une dimension intime qu’il est nécessaire de préserver et d’autre part la découverte que le travail peut être réalisé à l’extérieur de l’entreprise rebat les cartes de la confiance et du rôle à jouer par le management.
Pourtant le périmètre d’intervention de l’ergonome reste encore méconnu dans la sphère professionnelle…
Effectivement tout le monde peut s’autoproclamer ergonome ou ergonome conseil… Les candidats et les candidates sont nombreux, il suffit de se rendre sur les réseaux sociaux professionnels pour le constater. Le métier n’est pas soumis à un régime d’autorisation comme les psychologues. Il est en revanche structuré : il existe une qualification attribuée par l’OPQIBI (Assistance en ergonomie, 2301) permettant de reconnaître la compétence et le professionnalisme d’un ergonome conseil. Sans cette qualification vous n’aurez aucune certitude sur le résultat que vous pourriez attendre. Pour beaucoup d’entreprises nous ne sommes compétents que sur l’aspect matériel et santé… Ce qui appauvrit fatalement la réelle valeur de notre conseil.
La façon dont l’ergonome va porter la question du travail est méconnue. En quelques mots, il s’appuie sur six leviers d’action : le matériel (mobilier, les outils informatiques et autres), l’organisation (la répartition des tâches, les procédures, les objectifs, l’organisation informelle…) la professionnalisation (parcours de formation, construction des compétences, partage des savoir-faire), les systèmes d’information, la manière de produire les services et enfin l’environnement en termes d’ambiance sonore, lumineuse, thermique… Quand une situation de travail est délétère plusieurs de ces composantes sont mis en cause. Seule une analyse causale systémique convoquant le travail réel est capable de mailler la performance et la prévention de la santé.
Psychologie du travail, sociologie…plusieurs disciplines se saisissent aujourd’hui de cet objet qu’est le travail. Quelle est la spécificité de l’ergonomie par rapport à d’autres approches ?
Si l’on s’en tient à une vision globale du travail on passe à côté des détails qui font l’activité réelle des salariés. Lorsqu’une entreprise se fixe un objectif de performance, elle doit parvenir à trouver l’équilibre entre pertinence, efficacité et efficience. L’ergonome intervient en analysant dans le détail le fonctionnement de l’humain au travail et l’ensemble des composantes précédemment évoquées comme autant de déterminants sur lesquels agir. Son rôle consiste à aider au choix et à la configuration des moyens mis à disposition pour qu’ils soient adaptés au travail de chacun. Cela peut paraître paradoxal mais le cœur de l’ergonomie c’est la performance, avant la santé, car sans performance il n’y aura pas de santé. Le conseil en ergonomie se distingue des autres disciplines par son caractère à visée transformatrice.
" La réalité du Covid-19 a amené des décisions catastrophiques en termes de ressources humaines "
Après une intervention ergonomique, le travail est plus fluide, plus aisé, l’apprentissage est sécurisé, l’anticipation pour assurer la production redevient possible, la pile des urgences à traiter se réduit au profit de perspectives à moyens termes. Les retours d’expérience s’ils restent discrets sont pourtant pléthoriques : plusieurs dizaines de millions d’euros d’investissement réalisés grâce à l’optimisation d’un outil de production existant, plus de 10 % d’augmentation de la capacité de production en optimisant les processus, etc.
On a parfois l’impression que l’injonction au bien-être se substitue à cet objectif de performance…
La question du bien-être tend en effet à occulter celle du travail. Cette quête du bien-être vient-elle en réponse à l’expression massive d’un mal-être des salariés, ou au contraire la génère-t-elle ? Il faut probablement établir un lien entre l’engouement pour les théories de développement personnel et le contexte dans lequel nous avons été plongés avec la crise sanitaire. Une chose est certaine, l’anxiété et le contexte de ces trois dernières années ont beaucoup fragilisé les collectifs de travail, et par extension les individus.
De quelle manière les collectifs ont-ils été touchés ?
On assiste depuis quelques années au départ des compétences dans les organisations. La réalité du Covid-19 a amené des décisions catastrophiques en termes de ressources humaines. Les départs de salariés expérimentés, proches de la retraite, ont été négociés dans l’urgence pour faire face à la baisse d’activité. Avec cette vague de départ, c’est une partie considérable du savoir et des compétences qui a disparu. L’éclatement des lieux de travail a pu contribuer à un isolement des salariés, plus ou moins compensé par les réunions à distance. Des pans entiers de connaissances informelles se perdent générant de la perte de qualité, de l’insatisfaction client voire de la souffrance. Aujourd’hui, cette perte de savoir est difficilement entendable par l’entreprise dans la mesure où les objectifs sont restés identiques. Or, les conditions de réalisation du travail ont changé !
Comment redonner la juste place à ces dimensions subtiles et souvent invisibles où se joue la performance ?
Dans nos sociétés latines, nous sommes largement conditionnés par l’approche rationaliste et cartésienne : il sera trop souvent préféré une idée intelligente et séduisante à des effets concrets et perceptibles dans la situation, autrement dit, aux impacts sur le travail. Il faut opérer cette transition vers un management pragmatiste qui s’appuie sur l’expérience de terrain. On entend beaucoup parler d’intelligence collective, de la possibilité d’intégrer les salariés dans un projet ou une discussion.
30% Des salariés français ont recours au télétravail, dix points de plus que la moyenne européenne ce qui rapproche l'Hexagone du groupe de tête que constituent les pays du Nord.
Mobiliser est un bon début, mais encore faut-il savoir ce qui est abordé dans ces temps de partage et qui porte la légitimité d’intervenir. Partir du principe que « celui qui sait », c’est « celui qui fait » permettrait aux entreprises d’exploiter un gisement de valeur qui reste aujourd’hui sous exploité. C’est au management de valoriser ce savoir-faire : nouer une relation de confiance avec les équipes permet à ce savoir de s’exprimer et de reprendre une part importante dans le processus de décision d’investissement. L’idée consiste à se soumettre systématiquement au jugement du réel. Est-ce que ça marche ? Oui, l’impact est-il positif ? Sinon un nouveau processus de résolution de problème doit être engagé ! C’est ainsi que la gouvernance des entreprises gagnerait à être étayée par l’expérience et les savoirs des opérationnels.
Léonard Querelle
Ergonome consultant et président du syndicat français Cinov Ergonomie
Titulaire d’un doctorat en sciences humaines, Léonard Querelle s’est particulièrement intéressé au processus de décision des entreprises pour la conduite de ses interventions ergonomiques. Influencé par l’école de pensée américaine de Palo Alto et l’approche russe de l’ergonomie de l’activité, il prône une vision pragmatiste de son métier. Depuis 2019, il représente le seul syndicat français regroupant les cabinets de conseil en ergonomie Cinov Ergonomie.